Brésil – France : Supply Chain du commerce unifié, vers une ubérisation ?

Comme en Europe, aux Etats-Unis ou en Chine, le Retail connaît une révolution au Brésil. L’explosion du e-commerce et le manque d’organisation du transport B2C ont entraîné un bouleversement de la livraison à domicile. Les investisseurs parient lourdement sur les start-ups du secteur qui, en 5 ans, ont conquis le marché. Le Brésil et l’Amérique Latine sont-ils précurseurs dans la transformation de la Supply Chain du commerce unifié ? Aurélien Jacomy, Associé de DIAGMA, depuis 6 ans au Brésil, apporte des éléments de réponse.

Si les investissements dans les start-ups brésiliennes restent faibles comparés aux Etats-Unis ou à l’Europe (en 2018, ils représentaient ¼ des investissements en start-ups du Royaume Uni), ils ont toutefois connu une très forte croissance ces dernières années. Le succès rencontré par plusieurs entreprises (6 nouvelles licornes en 2018) n’y est sûrement pas étranger.

Quelques chiffres expliquent l’attraction qu’exerce le Brésil sur les entreprises digitales :

  • Les Brésiliens sont en effet parmi les plus gros consommateurs de réseaux sociaux : 3h43 par jour en moyenne ;
  • Sur 149 M d’internautes (70% de la population), 139 M utilisent leur smartphone ;
  • Sa population jeune (32 ans en moyenne) vit principalement dans des centres urbains (87% de la population) ;
  • Les Brésiliens ont téléchargé 7,3Md d’apps en 2018, se classant au 4ème rang mondial.

Entre 2016 et 2018, les investissements dans les start-ups d’Amérique Latine ont quadruplé, passant de 500M$ à presque 2Md$. De plus, en 2019, plusieurs entreprises ont annoncé le lancement de fonds d’investissement en Amérique Latine dans des entreprises de technologie, comme SoftBank qui a créé un fonds de 5Md$

Forte croissance des investissements dans les start-ups au Brésil

Le Brésil concentre la grande majorité de ces investissements, et devient un acteur incontournable de l’innovation.  La plupart de ces entreprises font partie de la Food et de la Fintech, mais la logistique n’est pas en reste : Loggi (Livraison), Rappi (Achat), Intelipost et Mandaê (TMS), Truckpad (Achat de frêt), Shippify (livraison), Pegaki (points relais), Pedivela (livraison à vélo jusqu’à 100kg). Ainsi, la liste des start-ups, qui révolutionneront peut-être la logistique, est longue.

Crowdpicking, Crowshipping – l’uberisation de la logistique en marche

Malgré des taux d’utilisation d’internet très élevés, les ventes e-commerce représentent encore une faible part du Retail au Brésil, de 3% à 4% en 2018 contre 20% à 30% aux Etats-Unis ou en Chine. Mais dans une économie en crise depuis 2013, l’e-commerce maintient une solide croissance (7% en 2018), et devrait atteindre près de 40Md$ d’ici 2022 selon Worldplay.

Essor de nombreuses start-ups spécialisées en livraison à domicile

Avec un décollage tardif du e-commerce, le secteur du transport traditionnel s’est peu organisé pour répondre aux spécificités de la livraison à domicile, et a permis l’essor de nombreuses start-ups spécialisées.

Loggi – La nouvelle licorne « franco-brésilienne »

Créé en 2014 à São Paulo par le Français Fabien Mendez, Loggi est au départ une plateforme de livraison par coursiers indépendants. Elle a commencé son développement par des livraisons en point à point, avant d’étendre ses services à la livraison de colis e-commerce. Loggi prend en charge aujourd’hui plus de 100.000 colis par jour au Brésil. La plate-forme concentre les près de 300M$ d’investissements qu’elle a reçus dans le développement d’algorithmes d’optimisation, et dans la construction d’un réseau de hubs du dernier kilomètre.

Rappi – La Super-apps colombienne

Créée en 2015 en Colombie comme une plateforme d’achat et de livraison de tout type de produits et de services, Rappi a connu une croissance fulgurante en 4 ans. Elle propose aussi bien d’acheter des produits mis en ligne par les retailers, que d’envoyer un livreur acheter n’importe quel produit, dans n’importe quel magasin. Le livreur réalise l’achat, déclare le montant sur l’application qui facture le client, et réalise ensuite la livraison. L’entreprise, déjà valorisée à plus d’1 Md$, vient de recevoir un apport supplémentaire d’1 Md$ de SoftBank.

Pedivela – La livraison B2B à vélo

Grâce à son vélo customisé, capable de supporter des charges de 100kg, Pedivela propose de remplacer les camions pour le dernier kilomètre du B2B. L’originalité de Pedivela : avoir créé un réseau de livraison sans asset : les livreurs sont indépendants, les vélos sont loués par les livreurs – via un modèle de station « vélib », administré par une autre entreprise-, les hubs de répartition des colis sont gérés directement par les chauffeurs des camions et les cyclistes.

De nombreuses autres entreprises se sont par ailleurs développées au Brésil sur le même modèle de livraison par des chauffeurs indépendants à moto, en voiture, en utilitaire, à vélo ou même à trottinette ou à pieds : Euentrego, Carobono Zero Courier, Shippify, Glovo, etc.

Les start-ups de livraison bousculent les transporteurs et les retailers …

Si Loggi aide les entreprises à améliorer leur service de livraison, Rappi va plus loin. En réalisant non seulement la livraison, mais aussi le picking en magasin, l’entreprise a en effet développé, beaucoup plus rapidement que les propres retailers, un service de ship from store. Sans que cela soit une décision du retailer, le consommateur fait ses courses en ligne et s’attend à un service de qualité de la part du retailer. Fort de son succès, Rappi a même modifié son organisation et nommé des opérateurs dédiés au picking dans certains magasins. L’entreprise bouscule ainsi les retailers qui tardaient à mettre en place le ship from store, ou se demandaient si « avoir des pickers en magasin n’allait pas gêner les clients ».

De même, en 2018, le groupe Casino, via sa filiale GPA, a signé un partenariat avec Rappi pour offrir un meilleur service à ses clients. L’entreprise a connecté son assortiment et ses stocks à la plateforme, mais est vite revenue sur sa décision et a changé de stratégie. Elle a racheté une start-up du sud du Brésil, James, qui fonctionnait sur le même modèle. L’idée : reprendre le contrôle du contact avec le client, mais également récupérer davantage de données.

… et les forcent à réagir

Ce changement de stratégie est intéressant à plusieurs titres. Il montre tout d’abord l’obligation des retailers de réagir à l’entrée d’acteurs comme Rappi et de transformer rapidement ses magasins, d’une façon ou d’une autre, en « point de distribution », pour lesquels l’organisation, la fiabilité des stocks et la qualité des produits (ex : fruits & légumes) sont des points essentiels. Ensuite, il pose la question du contact avec le client. Si la livraison est communément sous-traitée à des transporteurs, Rappi relance le débat en externalisant la livraison, mais aussi le picking et la vente. Se pose enfin la question des données. Si Casino souhaite reprendre le contact avec le client, c’est surtout pour avoir le contrôle et l’exclusivité des informations le concernant.

On le voit, deux tendances viennent bousculer la livraison B2C au Brésil : l’ubérisation des activités (pickings et livraisons), réalisées par des indépendants, et la création d’un service logistique pour mieux collecter des données. La transformation intervient aujourd’hui uniquement dans le secteur du e-commerce, mais elle s’étendra rapidement, sans aucun doute, au reste de la Supply Chain.

Crowdshipping et crowdpicking adaptés au Brésil

Le développement du crowdshipping et celui du crowdpicking semblent parfaitement adaptés au Brésil : un pays avec de fortes inégalités sociales, où 10% de la population concentre 40% des revenus – contre 25% en France- ; un fort taux de chômage, de plus de 12% ; une baisse du pouvoir d’achat, qui, en 2019, est revenu au niveau de 2014. Les Brésiliens sont en quête d’un revenu complémentaire, ce qui favorise le développement de services peu rémunérés, faciles à exécuter.

La faible organisation des syndicats dans le secteur des services (contrairement aux syndicats industriels), et du secteur du transport, ont également favorisé l’émergence de nouvelles solutions.

La France préservée de l’ubérisation ?

La France serait-elle à l’abri de cette « ubérisation » de la Supply Chain, du fait d’écarts de salaires plus faibles ? Rien n’est moins sûr. On peut observer aux Etats-Unis le développement de nombreuses sociétés de livraison sur un modèle similaire : Uber Rush, Postmates, Deliv, etc. Ces sociétés s’appuient sur un réseau de livreurs autonomes pour transformer la livraison à domicile : plus de flexibilité, moins d’investissements. Il est également important de noter le développement de services de livraison de repas, en France et en Europe : Uber Eats, Deliveroo, Glovo. Si elles connaissent plus de difficultés en France que dans d’autres pays, leurs services se développent, elles recrutent de nouveaux livreurs, et les habitudes des consommateurs changent. Il ne serait donc pas étonnant de voir, d’ici quelques années, les acteurs traditionnels de logistique B2C bousculés par de nouveaux entrants, plus flexibles et plus décentralisés.

Le Brésil comme modèle ?

Si les regards sont souvent tournés vers les Etats-Unis ou la Chine en termes d’innovation retail, le Brésil est aussi un pays digne d’intérêt. Les derniers succès de ce pays tropical montrent que, de façon volontaire ou involontaire, les acteurs de la logistiques, retailers ou transporteurs, doivent se préparer à l’entrée de ces nouveaux acteurs. Et la question n’est pas de savoir s’il faut utiliser ces nouveaux services (l’histoire a prouvé qu’ils se mettront en place d’une manière ou d’une autre), mais comment les intégrer au mieux dans son organisation.

Aurélien JACOMY
Associé DIAGMA Brésil
ajacomy@diagma.com

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